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Les mots qui restent (1901) | |
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On fait souvent allusion à cette parole fameuse qu'on attribue volontiers à Laubardemont, et dont on pourrait citer de nombreuses variantes. Le désaccord des citateurs porte surtout sur le nombre des lignes : chez les uns c'est quatre, chez d'autres, les moins exigeants, ce n'est que deux.
Le seul document précis que nous ayons à citer est un passage des Mémoires de Mme de Motteville (1621-1689), où il est dit, à propos du chevalier de Jars, compromis dans les intrigues contre le cardinal de Richelieu, et alors emprisonné à Troyes :
« Laffemas avoit promis au ministre qu'il le tourmenteroit si bien qu'il en tireroit à peu près ce qu'il désiroit savoir, et que sur peu de mal il trouveroit les moyens de lui faire son procès selon les manières mêmes du cardinal, qui, à ce que j'ai ouï conter à ses amis, avoit accoutumé de dire qu'avec deux lignes de l'écriture d'un homme on pouvoit faire le procès au plus innocent, parce qu'on pouvoit sur cette matière ajuster si bien les affaires, que facilement on y pouvoit faire trouver ce qu'on voudroit. »
(1re éd., 1723, t. Ier, p. 58.)
Rappelons ici un propos attribué à Voltaire :
Il aurait dit « que pour juger de ce que valait un écrivain, il lui suffirait de recevoir de lui une lettre de six lignes ».
(Pièces intéressantes et peu connues, par Pierre Antoine de La Place, t. IV, 1785, p. 210.)
L' « écriture artiste ».
On s'accorde à attribuer la création de cette formule singulière au raffiné styliste Edmond de Concourt.
Voici ce qu'il écrivait dans la préface des Frères Zemganno, datée du 23 mars 1879 (p. VIII) :
« Le Réalisme, pour user du mot bête, du mot drapeau, n'a pas en effet l'unique mission de décrire ce qui est bas, ce qui est répugnant, ce qui pue ; il est venu au monde, aussi, lui, pour définir dans de l'écriture artiste, ce qui est élevé, ce qui est joli, ce qui sent bon... »
Dans son étude sur Edmond et Jules de Goncourt, M. Jules Lemaître les appelait « les frères siamois de l'écriture artiste », et appréciait ainsi leur procédé, par lequel ils touchent de près aux « décadents » :
« On ne saurait étudier leurs descriptions sans parler en même temps de leur style ; car c'est la volonté de peindre plus qu'on n'avait fait encore qui les a conduits à se faire une langue, à inventer à leur usage une « écriture artiste », comme dit M. Edmond de Goncourt. L'expression est juste, quoique bizarre. »
(Les Contemporains, 3e série, 1887, p. 38 et 75.)
Les écrivains de cette école ont, en effet, la prétention peu réalisable de peindre avec des mots comme un peintre avec des couleurs. Il en est même qui ont poussé la fantaisie jusqu'à établir une étroite relation entre les lettres et les couleurs. On sait qu'Arthur Rimbaud, l'un des trois Poètes maudits que Paul Verlaine présentait au public en 1884, avait composé un sonnet des Voyelles, commençant ainsi :
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles...
La cause première de cette tendance serait, d'après M. Lemaître, l'entrée dans la vie littéraire d'hommes préalablement versés dans les arts plastiques, tels que Flaubert et Théophile Gautier.
Si l'on essaie d'analyser les procédés mis en œuvre par les « esthètes » voués à l'écriture artiste ou au genre décadent, voici quelques-uns des caractères particuliers que l'on peut observer :
Application à la prose des licences réservées jusqu'ici à la poésie ;
Transposition des mots, par exemple, du substantif et de l'adjectif, du verbe et du régime, contrairement à à l'usage reçu ;
Mots vieillis ou hors d'usage (exemple : idoine à au lieu de propre à ;
Mots détournés de leur sens habituel (falot, signifiant décoloré, sans éclat, et non plus cocasse, ridicule, peut-être par analogie avec le substantif) ;
Mots tirés directement du latin (abscons, amène, orbe) ;
Mots empruntés aux vocabulaires scientifiques spéciaux ;
Mots forgés avec d'autres mots français (envolée, ensoleillement, veulerie, plumuleux, tremblance, somnambuler).
On arrive, grâce à cet ensemble de procédés, à constituer un jargon qui ressemble fort à un argot, c'est-à-dire parfaitement inintelligible pour les profanes.
Ceux qui seraient tentés de pénétrer plus complètement les secrets de cette langue nouvelle, — combien suave ! — pourront consulter avec fruit, outre quelques recueils spéciaux tels que la Revue indépendante (1884), les Ecrits pour l'Art (1887), les Entretiens politiques et littéraires (1890), etc., le Petit Glossaire dans lequel M. Jacques Plowert a réuni, en 1888, plus de 400 mots employés par les « décadents » et les « symbolistes », afin d'initier les profanes « au prestige hermétique des vocables ».
Ce volume, souvent curieux, nous a appris que le mot décadent, déjà employé par Gautier, Flaubert et Concourt dans le sens de raffinement littéraire, aurait été appliqué pour la première fois par M. Maurice Barrés, à Verlaine et à son groupe, lors de l'apparition des Poètes maudits.
Dans les Taches d'encre, M. Barrés leur a effectivement consacré un chapitre intitulé : les Décadents, dans lequel il disait :
« Ils se complaisent aux plus hideuses maladies pourvu qu'elles soient rares, et poussent l'amour de l'unique jusqu'au culte du décadent. »
Outre Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé et Maurice Rollinat, M. Barrés comprenait dans ce groupe Catulle Mendès, Pierre Loti (avec Fleurs d'ennui et Mon frère Yves), Francis Poictevin, « ce curieux Japonais d'Heidelberg », Huysmans, et les deux Goncourt, « ces deux artistes merveilleux », dont l'effort « aboutit à désarticuler la prose comme fait Verlaine du vers ».
(N° du 5 décembre 1884, p. 36-37.)
Et voici ce que pensait Verlaine du qualificatif qu'on lui infligeait. Nous empruntons ce dialogue à l'Enquête sur l'évolution littéraire, de. M. Jules Huret (1891,
p. 71) :
« — Comment se fait-il que vous ayez accepté l'épithète de décadent, et que signifiait-elle pour vous ?
» — C'est bien simple. On nous l'avait jetée comme une insulte, cette épithète ; je l'ai ramassée comme cri de de guerre ; mais elle ne signifiait rien de spécial, que je sache. Décadent! Est-ce que le crépuscule d'un beau jour ne vaut pas toutes les aurores !... »
Déjà il avait dit dans sa préface des Poètes maudits, dont les vers étaient accompagnés de portraits :
« De même que les vers de ces chers Maudits sont très posément écrits, de même leurs traits sont calmes, comme de bronze un peu de décadence, mais qu'est-ce que décadence veut bien dire au fond ? »
Guy de Maupassant nous parait avoir jugé très sainement les fantaisies de langage des écoles décadente et symboliste, dans sa préface de Pierre et Jean (septembre 1887, p. XXXIII). Résumant les préceptes qu'il tenait de Gustave Flaubert, il écrivait :
« Quelle que soit la chose qu'on veut dire, il n'y a qu'un mot pour l'exprimer, qu'un verbe pour l'animer, qu'un adjectif pour la qualifier. Il faut donc chercher, jusqu'à ce qu'on les ait découverts, ce mot, ce verbe et cet adjectif, et ne jamais se contenter de l'à peu près, ne jamais avoir recours à des supercheries, même heureuses, à des clowneries de langage pour éviter la difficulté...
» Il n'est point besoin du vocabulaire bizarre, compliqué, monstrueux et chinois qu'on nous impose aujourd'hui sous le nom d'écriture artiste, pour fixer toutes les nuances de la pensée...
» Efforçons-nous d'être des stylistes excellents plutôt que des collectionneurs de termes rares. »
Voltaire s'élevait énergiquement contre l'abus des néologismes :
« N'employez jamais un mot nouveau, disait-il dans ses Conseils à un journaliste, à moins qu'il n'ait ces trois qualités : d'être nécessaire, intelligible, et sonore. Des idées nouvelles, surtout en physique, exigent des expressions nouvelles ; mais substituer à un mot d'usage un autre mot qui n'a que le mérite de la nouveauté, ce n'est pas enrichir la langue, c'est la gâter. »
Voici enfin l'opinion exprimée par un fin lettré, M. Emile Deschanel, dans les Déformations de la langue française, (1898, p. 202) :
« On veut du nouveau, quel qu'il soit. Si l'on ne sait pas le mettre dans les idées, on le met dans les mots. On entremêle des néologismes souvent mal faits et des archaïsmes mal entendus. Décalquant en français les vocables latins comme « l'écolier limousin » de Rabelais, on ne parait pas se douter que, si cette pédanterie était déjà risible il y a trois cents ans, elle l'est encore bien plus aujourd'hui. — Et voilà la prose nouvelle, faisant gloire d'employer des expressions « désuètes. »
Parmi les maîtres qui les premiers ont pratiqué l'écriture artiste, il faut assurément placer Victor Hugo, surtout à partir des Misérables (1862). Il y a dans ce beau roman, dans les Travailleurs de la mer, dans l'Homme qui rit, etc., nombre de phrases qui appartiennent à l'écriture artiste. Seulement le grand poète savait tout animer et ennoblir de son puissant génie.
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