dicoperso.com
Dictionnaire des curieux (1880)
Lien vers le dictionnaire http://www.dicoperso.com/list/9/index.xhtml
Lien vers le terme http://www.dicoperso.com/index.php?a=term&d=9&t=233
Ecrire comme un notaire
Si ce dicton signifie écrire vite, je lui tire mon chapeau, comme à un messager de la vérité.

Mais s'il signifie écrire bien, élégamment, lisiblement,— je proteste.

Parmi les signes, aussi nombreux que peu équivoques, auxquels on reconnaît du premier coup un notaire, un huissier, un greffier, un avocat, un juge, il faut placer en tête de colonne : écriture illisible; — signature hiéroglyphique.

Et pour que MM. les officiers de la foi publique ne m'accusent pas de dénigrement systématique, je mets tout de suite en avant ma grosse artillerie.

Le mot notaire, du latin notarius, signifie qui écrit mal, qui écrit illisiblement.

Venons aux preuves. C'est l'impitoyable histoire qui va les fournir.

Les notaires proprement dits n'existaient pas chez les Juifs; la loi de Moïse reconnaît cependant que certains actes doivent être écrits par des écrivains publics, ou scribes. Du temps de Jésus-Christ, les scribes ne jouissaient pas d'une réputation immaculée.

Les Grecs avaient des officiers publics dont les fonctions répondaient à celles de nos notaires. Aristote dit positivement que ces officiers sont indispensables à une cité. Ce qui prouve que, du temps d'Aristote, comme du nôtre, il y avait des gens policés pour qui les engagements verbaux n'avaient rien de bien sacré.

A Rome, il y avait des scribes et des tabellions « qui recevaient les contrats et autres actes publics. » A leurs fonctions particulières ils ajoutaient celles qui ont, depuis, été attribuées aux greffiers, c'est-à-dire qu'ils enregistraient les sentences des juges et même des empereurs. Lampride rapporte, dans la vie d'Alexandre Sévère, qu'un tabellion fut banni, après avoir eu les nerfs de la main droite coupés, pour avoir falsifié une sentence rendue par le conseil de l'empereur.

Ceci dit, venons à l'étymologie de notaire.

Cicéron avait un affranchi, nommé Tyron, qui s'exerça avec succès à remplacer les syllabes, et même les mots, par des signes. Tyron en était arrivé à écrire aussi vite que la parole; il est donc le véritable inventeur de la sténographie, à moins, ce qui est probable, qu'on ne puisse trouver un précurseur à Tyron; car il n'est guère d'invention dont l'idée première ne soit aussi vieille que l'homme. Il me semble en effet que les Grecs connaissaient la sténographie.

Il existe encore, m'a-t-on assuré, à la Bibliothèque nationale et à celle du Vatican, des manuscrits très anciens, écrits avec les signes de Tyron ; ils datent du temps de Charlemagne. On en a retrouvé la clef.

Donc Tyron perfectionna, à Rome, récriture par signes. Les écrivains publics adoptèrent ce mode d'écriture qui leur permettait d'aller vite. Ce qu'ils écrivaient était illisible pour le vulgaire, mais ils savaient s'y reconnaître, et cela suffisait.

Or, signe se dit en latin nota, et on appela notarii (qui écrivent par signes) les officiers publics chargés de recevoir les contrats et d'enregistrer les sentences.

On voit donc que notaire veut dire exactement : qui écrit d'une façon illisible, par abréviations.

C'est ce qu'il fallait démontrer. C. Q. F. D., comme on dit dans les classes de mathématiques.

S'il était besoin d'une autre preuve, j'ajouterais que les Romains donnaient encore aux notaires le nom de cursores (coureurs), non pas qu'ils considérassent ces officiers ministériels comme des libertins courant la pretantaine, mais parce que leur plume, leur style, courait vite. De cursores est venu cursive appliqué à l'écriture rapide.

Dans le principe, les esclaves pouvaient être notaires. Plus tard cette fonction dut être remplie uniquement par des hommes libres. Arcadius et Honorius décidèrent que les notaires auraient rang parmi les magistrats. Une décision analogue fut prisé à l'égard des greffiers dont les fonctions commencèrent à devenir distinctes de celles des notaires.

La domination romaine introduisit les notaires en Gaule. Cette introduction ne fut pas ce qui choqua le moins les Gaulois, accoutumés à considérer les promesses verbales comme sacrées. Le papier timbré (car il existait à Rome) peut être considéré comme le coup de massue qui anéantit la Gaule druidique.

Nos premiers rois eurent des secrétaires qu'on appelait notaires.

Au moyen âge, les seigneurs, les évêques, les abbés étaient tenus d'avoir des notaires. Un capitulaire de Charlemagne est formel à cet égard. Leur mission était de passer par écrit les actes des particuliers, sous la sauvegarde du seigneur, de l'évêque ou de l'abbé.

Jusqu'au quinzième siècle, l'art de l'écriture était si peu répandu, qu'un notaire passait nécessairement, aux yeux du vulgaire, pour une fontaine de science. Que son écriture fût belle ou laide, correcte ou illisible, pour le public ce n'était que du noir sur du blanc; et comme le public est invinciblement porté à admirer ce qu'il ne comprend pas, on voit tout de suite comment put s'établir le dicton : il écrit comme un notaire.

Les temps étant changés, je propose qu'à l'avenir le sens de ce dicton soit : écrire d'une façon illisible et surtout incompréhensible.

Mais, me diront les notaires, ce n'est pas de notre faute si notre style ressemble à un écheveau de fil avec lequel un chat aurait joué toute une après-midi; il existe des formules consacrées auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; plusieurs de ces formules remontent à Justinien; elles sont sœurs de celles qu'on emploie au Palais, et nous ne sommes pas révolutionnaires.

Ces raisons sont pitoyables. Messieurs les notaires, écrivez lisiblement et employez un style lucide. Et si l'autorité se fâche, mettez-vous en grève. C'est le moyen à la mode.

Ou si ce moyen vous paraît trop radical, attachez chacun à votre étude un traducteur.

Je donne le même conseil aux huissiers, aux avoués, à tous ceux qui portent le nom d'officiers ministériels.

On me contait dernièrement l'histoire d'un malheureux jeune homme qui, ayant reçu une liasse de papier timbré qui le mettait en possession d'un héritage de deux millions, se trompa sur la teneur dudit papier, fut pris d'un accès de désespoir, partit pour les Indes, fit naufrage et se noya.

Evidemment, le notaire qui a cette mort sur la conscience, ne doit pas dormir en paix.

© 2003 info@dicoperso.com

Powered by Glossword 1.6.4