La douleur morale tue rarement, sur le coup du moins; mais elle tue souvent à la longue, et les exemples sont si fréquents qu'il est inutile d'insister.
Une grande joie peut tuer subitement; mais, si elle se prolonge, elle a un résultat opposé à celui d'une douleur vivace : elle s'émousse pour ne plus laisser d'autres traces qu'un souvenir.
Notons cependant que, règle générale, la douleur comme la joie s'évanouissent insensiblement avec le temps.
Autre remarque. Une grande joie est presque toujours accompagnée d'une sorte d'anxiété qui porte en elle-même une grande leçon : cette anxiété rappelle à l'homme qu'il est faible, incertain du lendemain, ignorant de ses destinées, et que sa vie ressemble à l'océan, aujourd'hui calme, demain agité. Aussi peu de proverbes ont-ils un sens aussi profond que celui que Mme de Girardin a pris pour thème de sa jolie pièce : La joie fait peur. Et qui de nous n'a entendu dire à une personne qui paraissait parfaitement heureuse, et l'était réellement : Je suis trop heureuse, un grand malheur me menace?
Les exemples de personnes tuées subitement par un grand plaisir, ne sont pas absolument inouïs. On croira cependant sans peine que ce genre d'affection mortelle fait moins de victimes que la phtisie et la bronchite aiguë. Généralement même, les staticiens ne réservent pas de colonne à l'enregistrement des individus morts de plaisir. Par contre, ils pourraient en ouvrir une, fort large, pour le total des individus morts par l'abus des plaisirs ; car il est bien avéré que, sur mille décédés, plus de huit cents ont hâté l'arrivée de l'heure fatale par un excès quelconque.
le philosophe Leibnitz, malgré l'abstraction de ses écrits, était très positif quand il s'agissait de ses intérêts. A sa mort, on découvrit sous sou lit une cassette où étaient rangés, en piles régulières, comme les idées d'un système philosophique, soixante-dix mille florins d'or. Sa nièce, sa seule héritière, foudroyée sans doute par les beaux yeux de cette cassette, tomba évanouie en apercevant tant d'or. Quand on la releva elle était morte.
Autre exemple, emprunté à la Chronique de Normandie :
« Icelui duc (Robert le Magnifique, ou le Diable) aima moult le déduit de chiens et d'oiseaux et le jeu d'échecs et de tables. Il advint une fois que le duc Robert jouait aux échecs avec un chevalier et devant eux se trouvait un clerc qui les regardait. Or, voici venir un chevalier qui de son fief avait à faire hommage au duc, lequel tira de dessous son manteau une juste (vase) d'or et la présenta au prince. Robert la reçut et incontinent la va donner au clerc qui regardait le jeu des échecs. Ledit clerc la prit et, sitôt qu'il l'eut prise, il chut tout mort. Leduc fut moult émerveillé de la chose : lors manda ses médecins et chirurgiens et leur demanda pourquoi il était mort. Les maîtres parlèrent ensemble et puis dirent au duc que, selon nature, créature mourait par grand courroux et aussi par grande joie ; et pour ce tenaient-ils que, pour la grande joie que le clerc avait eue de la juste qui était de si grande valeur, il était mort. »
La locution mourir de plaisir est donc basée sur des faits. Il n'en est pas de même de mourir de rire.
Il est probable qu'il ne faut voir dans mourir de rire qu'une hyperbole. A moins que cette façon de parler ne fasse allusion au rire involontaire causé par le chatouillement. Une personne que l'on chatouille rit malgré elle, aussi longtemps que durent les titillations; elle pourrait même, dit-on, rire jusqu'à ce que mort s'ensuivit, si les titillations ne cessaient pas. Il me semble avoir lu, il y a fort longtemps, l'histoire d'un Barbe-Bleue quelconque qui fit mourir sept femmes en les chatouillant sous la plante des pieds. Etait-ce un conte? était-ce le récit d'une cause célèbre du vieux temps ?
Ma foi, s'il m'en souvient, il ne m'en souvient guère.
Quoi qu'il en soit, les sept, femmes durent mourir en riant.
Si le fait est vrai, je ne vous souhaite pas de mourir de rire.