Cette façon de caractériser un compte, un mémoire sur lequel il y a beaucoup à rabattre, ne date pas, comme on le croit trop généralement, de la première représentation du
Malade imaginaire. Elle existait bien avant la fameuse scène ou M. Argan règle le compte de son apothicaire, M. Fleurant, se récrie sur la cherté des drogues et diminue chaque article d'un tiers.
Molière n'a fait que traduire une opinion reçue de son temps; il est même possible que le débat entre Argan et Fleurant ne soit qu'une peinture prise sur le vif. On pourrait le croire en lisant un document original, découvert par un archéologue du Morbihan, M. Closmadeuc, document qui remonte au commencement du dix-septième siècle et qui prouve que les apothicaires avaient en Bretagne la même renommée qu'à Paris.
La trouvaille de M. Closmadeuc consiste dans un manuscrit contenant les pièces d'un procès entre les héritiers de Jacques Diavet, ecclésiastique, et le chirurgien Guenaël Le Bour, qui avait soigné le défunt pendant sa dernière maladie. — Il est bon de se rappeler que, à cette époque, le métier de chirurgien entraînait celui d'apothicaire, et vice-versa. Chaque médecin avait son officine et préparait lui-même ses remèdes.
La note du chirurgien montait à 15 livres 15 sols. Les héritiers la trouvèrent exagérée, et plaidèrent. Notons on passant qu'il y eut 14 plaidoiries, ce qui prouve que les avocats de ce temps-là ne le cédaient guère à ceux de nos jours en ce qui touche la facilité de l'élocution et les ressources de la procédure. Cela se passait en Bretagne : il est probable qu'en Normandie il n'y eût pas eu moins de trente audiences consacrées à cette grave affaire.
Voici un passage d'une des plaidoiries de l'avocat des héritiers.
« Il faut être chirurgien avide comme le demandeur, qui se voïant débarrassé du soing de tous ses malades, poursuit à outrance le défendeur pour se procurer le paiement d'une modique somme de 15 livres 15 sols, qu'il prétend lui être due pour avoir traité le sieur Diavet en sa maladie de mort.
Voyez l'excès de son mémoire!
Par l'article 1er, il demande 10 sols pour une prise de confection d'hyasainthe. N'est-ce pas moitié trop cher? Mais ou veut bien luy passer 6 sols pour empêcher sa piaillerie.
Article 2. Il demande pour une potion cordialle 40 sols; on veut bien lui en passer 20, et c'est encore la moitié plus qu'elle ne vaut.
Article 5. Il veut avoir 15 sols pour un lavement rafraîchissant.
Ce clystère n'a été composé que d'un peu d'eau de rivière, et, d'un autre côté, comme les confrères ne prennent que 5 sols pour une pareille chose, on veut bien lui en accorder six.
Article 7. Autre lavement, pour lequel le chirurgien demande 15 sols. Si on lui passe 6 sols, la décoquetion ayant été faite chez le malade, il doit être bien content.
Article 10. Une médecine douce : 40 sols. Il faut s'en rapporter à la douceur qu'il donne à la médecine, présumant bien que ce n'est qu'un peu de manne. Vous aurez 20 sols, au lieu de 40, monsieur le chirurgien.
Article 15. C'est une médecine. Sans entrer dans la composition, on se contentera d'entrer pour quelque chose dans le prix. Il demande 2 livres. En luy passant 30 sols, on croit la luy payer trop.
Total 9 livres 1 sol, au lieu de 15 livres 15 sols.
Si le demandeur ne se contente pas de cela, « la justice aura les preuves de son peu de bonne foy, car on peut dire avec justice que ce mémoire est un véritable mémoire d'apothicaire. »
Ce que nos pères pensaient des apothicaires, le peuple le pense encore aujourd'hui, et l'on considère volontiers leurs officines comme des antres d'alchimistes où très peu de vile matière se convertit en beaucoup d'or. Aussi les anecdotes du genre de celle qui suit ont-elles toujours fait les délices des Argans de nos jours :
Un client entre chez un pharmacien, achète des drogues pour 2 francs 15, donne en paiement un pièce de 2 fr. et 15 centimes de billon, et s'en va.
Il n'est encore qu'à quelques pas de la porte, lorsque l'élève pharmacien, qui a reçu l'argent, s'aperçoit que la pièce de 2 fr. est fausse, en informe le patron et lui demande s'il faut courir après le client.
— Bah! fait négligemment le patron, laissez-le aller; il y a encore dix centimes de bénéfice.
Le lecteur voudra bien ne voir en ceci qu'une boutade. Les pharmaciens vendent cher parce qu'ils vendent peu, et je ne sache pas qu'on en voie beaucoup rouler carrosse.