« Je ne lis plus, monsieur, je relis. »Voici à peu près comment Sainte-Beuve, dans ses Notes et Pensées (§ CGIV), raconte la visite faite à Royer-Collard par Alfred de Vigny, candidat à l'Académie.
Le poète se présenta un matin, sans être attendu, chez le farouche doctrinaire, qui était en conférence avec MM. Decazes et Mole. Il fit passer sa carte et insista pour être introduit. Royer-Collard, qui n'aimait guère à être dérangé, le reçut avec un sans-façon qui frisait l'impolitesse :
« Mais je suis M. de Vigny, monsieur.—Je n'ai pas l'honneur de vous connaître... — Je me présente pour l'Académie ; je suis l'auteur de plusieurs ouvrages dramatiques représentés... — Monsieur, je ne vais jamais au théâtre. — Mais j'ai fait plusieurs ouvrages qui ont eu quelque succès et que vous avez pu lire. — Je ne lis plus, monsieur, je relis. »
Royer-Collard cherchait à rompre un entretien que de Vigny s'obstinait à prolonger. En racontant ces détails à l'auteur des Lundis, il exprima ses regrets de s'être montré trop brusque en cette circonstance, et Sainte-Beuve suppose que néanmoins il ne lui refusa pas sa voix.
(Causeries du lundi, 3e éd., t. XI, p. 524.)
De son côté, le comte de Vigny a laissé, dans ses notes intimes, une autre version de son entrevue avec Royer-Collard, récit un peu différent du précédent, et dans lequel, bien entendu, il se donne un rôle moins ridicule. Cette note est daté du 30 janvier 1842.
Introduit par une bonne dans l'antichambre de l'académicien, il vit s'avancer « un pauvre vieillard, rouge au nez et au menton, la tête chargée d'une vieille perruque noire et enveloppé d'une robe de chambre de Géronte » (ou, comme il dit plus loin, du malade imaginaire). Royer-Collard resta debout, appuyé à demi contre le mur.
Du long dialogue aigre-doux qui s'échangea entre eux, nous ne retiendrons que ce qui touche de près à notre sujet :
« A. de Vigny. —...Et comme vous n'allez jamais au théâtre, les pièces jouées un an ou deux de suite aux Français et les livres imprimés à sept ou huit éditions vous sont également inconnus ?
» Royer-Collard. — Oui, monsieur, je ne lis rien de ce qui s'écrit depuis trente ans ; je l'ai déjà dit à un autre.
» (Il voulait parler de Victor Hugo.)
»... Je l'ai déjà dit à d'autres, je suis dans un âge ou l'on ne lit plus, mais où l'on relit les anciens ouvrages.
» — Puisque vous ne lisez pas, vous écrivez sans doute beaucoup ? » — Je n'écris pas non plus, je relis.
» — J'en suis fâché, car je pourrais vous lire.
» — Je relis, je relis.
» — Mais vous ne savez pas s'il n'y a pas des ouvrages modernes bons à relire, ayant pris cette coutume de ne rien lire.
» — (Assez mal à l'aise.) Oh ! c'est possible, monsieur, c'est vraiment très possible. »
{Journal d'un poète, publié par Louis Ratisbonne, éd. de 1882, p. 184 et suiv.)
D'après un de ses biographes (le docteur Adrien Philippe), Royer-Collard aurait encore répondu à son solliteur :
« Je suis vieux, peut-être un peu sourd; le bruit ne vient pas jusqu'à moi. »
II parait qu'en effet, sur la lin de sa vie, il avait l'oreille un peu dure, — ce qui inspira cette méchanceté à Mme Ancelot : « C'est sans doute depuis qu'on ne parle plus de lui. »
(Royer-Collard, sa vie publique, sa vie privée ; 1857, p. 254-257.)
Citons enfin cette note, que nous trouvons dans le Journal d'un poète, à l'année 1844 (p. 180), et qui est sans aucun doute à l'adresse de Royer-Collard :
« Il y a des vieillards qui feignent de ne pas entendre la voix de toute une génération. Quand on est sourd, il serait juste d'être sourd et muet, car on n'a pas le droit de juger ce qu'on n'a pas entendu. »
Alfred de Vigny fut élu à l'Académie le 8 mai 1845, on remplacement d'Etienne, et reçu (assez peu gracieusement) par M. Molé, le 29 janvier 1846.