L'art pour l'art. Cette formule, dont le sens vague et incertain prête à l'équivoque, offre un excellent terrain de controverse aux amateurs d'interminables discussions.
Elle peut recevoir, en effet, diverses interprétations, selon le sens que l'on attribue au mot art : soit qu'on veuille le confondre avec la recherche du beau, ou qu'on lui donne, avec l'Académie (1878) la signification de : « Méthode pour faire un ouvrage, pour exécuter quelque chose selon certaines règles. »
De toutes façons, qu'on la prenne en bonne ou en mauvaise part, la formule « l'art pour l'art » signifie toujours la préoccupation du procédé pour lui-même, sans aucune intention de persuader, d'instruire ou de moraliser.
Considérée au point de vue historique, elle paraît avoir été énoncée pour la première fois par Victor Cousin (1792-1867), dans le cours de philosophie qu'il professa à la Sorbonne en 1818.
Voici comment il s'exprimait dans sa vingt-deuxième leçon, combattant une théorie qui tend à confondre le beau avec la religion et la morale :
« La religion et la morale sont ce qu'il y a de plus élevé; il ne faut donc les mettre au service d'aucune autre chose que d'elles-mêmes, ni surtout au service de l'intérêt. Il faut de la religion pour la religion, de la morale pour la morale, de l'art pour l'art. Le bien et le saint ne peuvent être la route de l'utile, ni même du beau. »
Paris, 1836, p. 224.
On voit que le jeune professeur prenait ici le mot art dans sa plus noble acception, n'ayant en vue que de séparer le bien du beau.
« C'est là d'abord et seulement là, nous dit M. Alfred Michiels, que se trouve formulé dans notre langue, et d'une manière un peu étendue, le système de l'art pour l'art. Cette locution même appartient au savant philosophe, car on peut exprimer de plusieurs façons que l'art est à lui-même son propre but et ne doit jamais devenir un moyen. »
(Histoire des idées littéraires en France au XIXe siècle. Paris, Dentu, 1863, t. II, p. 112.)
Rodolphe Tœpffer, ce délicat penseur, a consacré quelques pages de ses charmantes Réflexions et menus propos d'un peintre Genevois (1840 environ), a réfuter la doctrine de l'art pour l'art. Un de ses chapitres a pour titre : « D'une absurdité intitulée : L'ART POUR L'ART. »
Il avait écrit quelques lignes plus haut :
« Dire le beau pour le beau, ce serait à notre avis lui avoir assigné les expressions que son vrai sens comporte : car si l'art n'est pas le beau, mais seulement la langue du beau, dire l'art pour l'art, c'est dire d'aussi près que possible, la langue pour la langue, ou les images pour les images, ou le style pour le style, ou, en termes plus clairs, la forme pour la forme. »
Il voit dans ces cinq mots « la formule dernière de l'art matérialisé à son plus haut degré. » Il dit encore :
« L'art pour l'art ! C'est donc à dire le vase, non plus pour contenir, mais le vase pour les frises et pour les moulures du vase ! La statue non pas pour exprimer au moyen du marbre un sentiment vivant, une passion forte, une pensée gracieuse ou tendre, mais pour les élégances du contour, pour les finesses du modelé, pour le ténu, ou le gigantesque, ou le hardi, ou le neuf des formes en elles-mêmes ! Le drame, non pas pour produire à la lumière, au moyen d'une action composée à cet effet, les secrets détours, les replis cachés du cœur, les égarements, les souplesses, les épouvantes, les transports ou la vaillance de l'âme humaine aux prises avec la destinée... mais pour les combinaisons de l'intrigue,... pour le vers autrement coupé, etc. »
Tœpffer visait ici les écoles nouvelles qui, aux environs de 1830, opposaient, en littérature, le romantique au classique, et, en peinture, l'éclat de la couleur a la pureté du dessin.
On a effectivement voulu faire de « l'art pour l'art » l'étiquette de l'école romantique, et cela ne paraît pas tout à fait juste. Les chefs-d'œuvre que ses principaux représentants nous ont laissés ne permettent guère d'affirmer qu'ils ont sacrifié systématiquement le fond à la forme.
Nous pensons que cette formule peut être, au contraire, appliquée en toute justice, à ce petit groupe d'esthètes, poètes ou artistes, qui se sont fait appeler, il y a une vingtaine d'années, les « décadents » ou les «impressionnistes », et à ceux qui aujourd'hui se piquent de posséder « l'écriture artiste ».
Parmi les plus brillants adeptes de l'art pour l'art, il convient de citer Flaubert. M. Paul Bourget, analysant les caractères distinctifs de son œuvre, lui consacrait ces lignes dans ses Essais de psychologie (1883, p. 158) :
« Flaubert a sa place marquée parmi les esprits qui dédaignent toute influence pratique et sociale de leurs compositions. C'est l'école désignée sous le nom d'école de l'art pour l'art... « L'art, a-t-il écrit, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen.... »
Nous citerons enfin l'opinion, diamétralement opposée, d'un écrivain de talent, qui, d'autre part, se rapprochait de Flaubert par son mépris pour « le bourgeois » : Jules Vallès. Dans un article de l'Eclair du 18 janvier 1898, M. Emile Bergerat lui prêtait ce propos :
« — Oh ! l'art pour l'art ! Oh ! les plastiques et le vers beau pour lui-même, et la ligne que le mouvement dérange !... Qu'est-ce qu'un vase où l'on ne peut mettre son liquide, huile ou vin ? Etrusque ou chinois, peint, doré ou ciselé, j'y veux une bouteille. La place d'une bouteille est-elle sur une cheminée ? Les anciens, clamait-il, les anciens avaient l'amphore, nous avons le litre ! Et c'est très beau, le litre, ça vit, ça parle et c'est pratique ! Montrez-moi dans une collection d'étains quelque chose de plus joli, de plus élégant même, oui, de plus élégant en sa juste mesure que le canon des mannezingues ! Avant cinquante ans d'ici, bourgeois, vous le flanquerez sur vos étagères ! »
Ne retrouvons-nous pas ici, sous une forme un peu plus rude, l'idée que nous signalions tout à l'heure chez l'aimable philosophe genevois?