......Qu'on me rende impotent,
Cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu'en somme
Je vive, c'est assez, je suis plus que content. C'est ainsi que La Fontaine, dans sa fable la Mort et le Malheureux (livre I, fable xv), traduisait un mot de Mécénas que Sénèque nous a transmis sous cette forme :
Debilem facito manu,
Debilem pede, coxa ;
Tuber adstrue gibberum,
Lubricos quate dentes :
Vita dum superest, bene est !
(101me épître à Lucilius.)
La Fontaine était mécontent de cette fable, qu'il jugeait trop inférieure à celle d'Ésope, son modèle. Il la refit donc sous le titre : la Mort et le Bûcheron, et lui donna pour conclusion :
Plutôt souffrir que mourir,
C'est la devise des hommes.
Mais il tenait tant à la pensée de Mécénas qu'il ne put se résoudre à supprimer sa première œuvre, ainsi qu'il nous l'explique lui-même dans une note.
Dans la traduction des dernières épîtres de Sénèque, par Pintrel, publiée en 1681, se trouvent ces vers qui seraient aussi, affirme-t-on, de La Fontaine :
Qu'on me rende manchot, cul-de-jatte, impotent.
Qu'on ne me laisse aucune dent,
Je me consolerai ; c'est assez que de vivre.
Montaigne avait dit dans ses Essais, à propos de sa triste santé (liv. II, ch. 37) :
« Tant les hommes sont accoquinez à leur estre misérable, qu'il n'est si rude condition qu'ifs n'acceptent pour s'y conserver ! oyez Mœcenas. »
Nous signalerons encore une autre forme de la même pensée dans Sydney, comédie en deux actes, de Gresset (Théâtre-Français, 3 mai 1745).
Sydney s'est éloigné de Londres en proie à un accès de misanthropie. Son valet Dumont s'efforce de le rattacher la vie (acte Ier, scène IX) :
Moi ! monsieur ! mon projet, si le ciel le seconde,
Est de vivre content jusqu'à mon dernier jour ;
On ne vit qu'une fois...
Nous autres bonnes gens, nous n'avons que la vie;
Nous avons de la peine il est vrai, mais enfin
Aujourd'hui l'on est mal, on sera mieux demain ;
En quelque état qu'on soit, il n'est rien tel que d'être...